Le droit à la ville, la spécificité de la ville
“Ainsi la ville est oeuvre, à rapprocher l’oeuvre d’art plus que du simple produit matériel. S’il y a production de la ville, et des rapports sociaux dans la ville, c’est une production et reproduction d’êtres humains par des êtres humains plus qu’une production d’objets. La ville a une histoire; elle est l’oeuvre d’une histoire, c’est-à-dire de gens et de groupes bien déterminés qui accomplissent cette oeuvre dans des conditions historiques. Les conditions, qui simultanément permettent et limitent les possibilités, ne suffisent jamais à expliquer ce qui naquit d’elles, en elles, par elles. Ainsi la ville que créa le moyen âge occidental. Animée, dominée par des marchands et des banquiers, cette ville fut leur oeuvre. L’historien peut-il la concevoir comme un simple objet de trafic, une simple occasion de lucre ? Absolument pas, justement pas. Ces marchands et banquiers agissaient pour promouvoir l’échange et le généraliser, pour étendre le domaine de la valeur d’échange ; et cependant, la ville fut pour eux bien plus valeur d’usage que valeur d’échange. Ils aimaient leur ville comme une oeuvre d’art, parée de toutes les oeuvres de l’art, ces marchands des villes italiennes, flamandes, anglaises et françaises. De sorte que, paradoxalement, la ville des marchands et des banquiers reste pour nous le type et le modèle d’une réalité urbaine où l’usage (la jouissance, la beauté, l’agrément des lieux de rencontre) l’emporte encore sur le lucre et le profit, sur la valeur d’échange, les marchés et leurs exigences et contraintes. En même temps, la richesse due au commerce des marchandises et de l’argent, la puissance de l’or, le cynisme de cette puissance, s’inscrivent aussi dans cette ville et y prescrivent un ordre. De sorte qu’à ce titre encore, elle reste modèle, prototype, pour certains.”
Rencontre avec Claire Revol, doctorante, allocataire Moniteur à la faculté de philosophie de Lyon 3. Après un double parcours en philosophie et géographie, elle poursuit sa thèse sur le penseur de la ville Henri Lefebvre, entre philosophie, architecture, géographie et urbanisme. Elle aborde ces questions de l'habiter à travers les temps et les rythmes dans l'espace.
Claire Revol sera accompagnée par Pascal Ferren, étudiant en Master Ethique et Développement Durable à la faculté de philosophie de l'université Lyon3. Il effectue un stage à l'Agence d'Urbanisme de Lyon, où il travaille sur les outils de la philosophie dans les projets d'urbanisme.
« Le bonheur se trouve dans le sport »
La fonction du sport dans la société, liberté ou aliénation ? Le sport sert-il le bonheur ? Rencontre avec Raphaël Verchère, doctorant sur la philosophie du sport, enseignant certifié en philosophie, sur le texte de : Pierre de Coubertin. Les assises philosophiques de l’olympisme moderne, message radio diffusé de Berlin, le 4 août 1935, par le Baron Pierre de Coubertin.
“L’idée de trêve, voila également un élément essentiel de l’olympisme ; et elle est étroitement associée à l’idée de rythme. Les Jeux olympiques doivent être célébrés sur un rythme d’une rigueur astronomique parce qu’ils constituent la fête quadriennale du printemps humain, honorant l’avènement successif des générations humaines. C’est pourquoi ce rythme doit être maintenu rigoureusement. Aujourd’hui, comme dans l’antiquité d’ailleurs, une Olympiade pourra n’être pas célébrée si des circonstances imprévues viennent à s’y opposer absolument, mais l’ordre ni le chiffre n’en peuvent être changés. Or le printemps humain, ce n’est pas l’enfant ni même l’éphèbe. De nos jours, nous commettons en beaucoup de pays, sinon tous, une erreur très grave, celle de donner trop d’importance à l’enfance et de lui reconnaître une autonomie, de lui attribuer des privilèges exagérés et prématurés. On croit ainsi gagner du temps et accroître la période de production utilitaire. Cela est venu d’une fausse interprétation du Time is money, formule qui fut celle, non d’une race ou d’une forme de civilisation déterminée, mais d’un peuple – le peuple américain – traversant alors une période de possibilités productrices exceptionnelle et transitoire. Le printemps humain s’exprime dans le jeune adulte, celui qu’on peut comparer à une superbe machine dont tous les rouages sont achevés de monter et qui est prête à entrer en plein mouvement. Voilà celui en l’honneur de qui les Jeux olympiques doivent être célébrés et leur rythme organisé et maintenu, parce que c’est de lui que dépendent le proche avenir et l’enchaînement harmonieux du passé à l’avenir. Comment mieux l’honorer qu’en proclamant autour de lui, à intervalles réguliers fixes à cet effet, la cessation temporaire des querelles, disputes et malentendus ? Les hommes ne sont pas des anges et je ne crois pas que l’humanité gagnerait à ce que la plupart d’entre eux le devinssent. Mais celui-là est l’homme vraiment fort dont la volonté se trouve assez puissante pour s’imposer à soi même et imposer à la collectivité un arrêt dans la poursuite des intérêts ou des passions de domination et de possession, si légitimes soient-ils. J’admettrais fort bien pour ma part de voir, en pleine guerre, les armées adverses interrompre un moment leurs combats pour célébrer des jeux musculaires loyaux et courtois. De ce que je viens d’exposer, on doit conclure que le véritable héros olympique est, à mes yeux, l’adulte mâle individuel. Faut-il alors exclure les sports d’équipes ? Ce n’est pas indispensable, si l’on accepte un autre élément essentiel de l’olympisme moderne comme il le fut de l’ancien olympisme : l’existence d’une Altis ou enceinte sacrée. Il y avait à Olympie bien des événements qui se passaient en dehors de l’Altis ; toute une vie collective palpitait à l’entour sans toutefois avoir le privilège de se manifester à l’intérieur. L’Altis même était comme le sanctuaire réservé au seul athlète consacré, purifié, admis aux épreuves principales et devenu ainsi une sorte de prêtre, d’officiant de la religion musculaire. De même, je conçois l’olympisme moderne comme constituant en son centre par une sorte d’Altis morale, de Burg sacré où sont réunis pour affronter leurs forces les concurrents des sports virils par excellence, des sports qui visent la défense de l’homme et sa maîtrise sur luimême, sur le péril, sur les éléments, sur l’animal, sur la vie : gymnastes, coureurs, cavaliers, nageurs, rameurs, escrimeurs et lutteurs – et puis à l’entour toutes les autres manifestations de la vie sportive que l’on voudra organiser... tournois de football et autres jeux, exercices par équipes, etc. Ils seront ainsi à l’honneur comme il convient, mais en second rang. Là aussi les femmes pourraient participer, si on le juge nécessaire.”
Pierre de Coubertin, Les assises philosophiques de l’olympisme moderne,
message radio diffusé de Berlin, le 4 août 1935, par le Baron Pierre de Coubertin
L’œuvre d’art, la création artistique
Copient-elles ou inventent-elles le monde ? Le rendent-elles visible, l’invisible ? Rencontre avec Guillaume Carron, docteur agrégé de philosophie et enseignant, sur le texte de : Bergson, La pensée et le mouvant. Occasion de revenir sur l’étude de ce texte réalisé par les étudiants de la SEPR Lyon 3, dans le cadre du Festival de Philosophie.
“À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? – C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres – celles des maîtres – qu’elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle comme des « dissolving views » et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même.”
Bergson, La pensée et le mouvant, Essais et conférences, V. La perception du changement.